Glacier Rabot dans le centre du Spitzberg

Voyage Pôle Nord magnétique

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Vendredi 24 Avril
Depuis trois jours, nous suivons des vallées de rivières. Nous avons découvert un paysage d'une richesse et d'une variété bien au delà de nos espérances. Nous étions sur le territoire d'un troupeau de boeufs musqués; ils ont fui loin devant nous et nous n'avons pas pu les approcher, nous avons tout juste surpris un couple avec un tout jeune veau à l'écart. Les caribous semblent moins sauvages, ils ne s'enfuient qu'à quelques centaines de mètres.
Nous n'avons pas pu atteindre l'objectif de 20 km par jour. Le vent de Nord-Ouest souffle toujours pendant la journée. Le terrain n'est pas très facile. Sans que le relief soit important puisque la hauteur du col que nous venons de franchir est à peine de 600 pieds soit moins de 200 m (le premier était à 200 pieds soit 60 m, ridicule !) nous sentons bien que le terrain monte; par contre dans les descentes, il faut toujours tirer les pulkas tellement la neige est mauvaise. Les vallées formant par endroit des couloirs à vent si balayés qu'il n'y a quasiment plus de neige, nous sommes passés à travers des champs de cailloux où les pulkas ne glissent plus. Et quand il y a de la neige, elle est tellement défoncée par le vent que les pulkas se renversent souvent. Nous arrivons quand même à faire 17 à 19 km par étape; mais compte tenu de ce que nous avons rencontré nous pouvons estimer ces distances raisonnables. Le poids des pulkas est probablement entre 65 kg pour celle de Michèle, la plus légère et au moins 75 kg pour les plus lourdes.
Michèle, notre représentante du sexe féminin, a aussi une grande expérience de la haute montagne, du ski de randonnée alpine et également du raid arctique en autonomie puisqu'elle en est à son troisième. Elle a vaillamment tiré la pulka (dont le poids atteignait une fois et demi son propre poids au début du raid) comme les autres.
Nous venons de franchir un canyon étroit où il n'y avait quasiment plus de neige sur près d'un kilomètre, les peaux de phoque et les pulkas ont souffert d'être ballottées d'un caillou sur l'autre, d'une plaque de glace vive sur un rocher, d'un tas de neige à un creux où elles se renversent. Il nous reste un deuxième canyon à franchir avant d'arriver dans une vallée au niveau de la mer, la suite est un fjord d'environ 100 km puis la banquise de haute mer sur 150 km. Nous comparons la distance parcourue et le calendrier : nous avons tout juste dépassé 200 km en 13 jours (dont un d'arrêt). Maintenant, il va falloir "bouffer du kilomètre", quitte à forcer à six tronçons de une heure et demi soit neuf heures de ski réel par jour. Nous ne pouvons plus nous permettre de ne pas dépasser 20 km par étape. Jusqu'ici, nous avons toujours trouvé une bonne raison pour justifier une distance plus faible, dorénavant il ne devrait plus y avoir d'excuse. Nous savons que nous avons fait la partie la plus intéressante pour les yeux. Maintenant ce sont les mollets qui devront parler.
Ce soir, le vent est complètement tombé, nous en profitons pour savourer une heure de repos au soleil avant de monter le camp. Le site est magnifique, les tentes sont au pied d'une moraine abandonnée dans une vallée riche en faune (c'est encore truffé de traces d'animaux).

Mercredi 29 avril.
Chose dite, chose faite : 110 km en 5 jours. Du fait que les pulkas se sont bien allégées depuis le départ, nous avons pu prendre un rythme beaucoup plus rapide et on n'a pas eu besoin de faire plus de 5 tronçons par jour. On n'a pourtant pas eu que du très bon terrain. Le deuxième canyon était lui aussi complètement déneigé sur un kilomètre, mais on en a pris plein les yeux : falaises de 150 de haut, passages étroit de 2-3 mètres dans le fond, parcours sinueux où on découvrait la suite au fur et à mesure de la progression mais il n'y a pas eu d'obstacle. Sur le fjord May, dont les falaises montrent le structure géologique de l'île, la glace était variable du meilleur au pire et réciproquement par tronçons de plusieurs kilomètres. Heureusement, les températures sont bien remontées avec des minimums rarement sous -20° et des maximums au dessus de -10°. Le vent est souvent presque nul et quand il souffle, il ne dépasse plus 20 km/h. Il y a eu quelques passages nuageux et du brouillard mais on a toujours eu assez de visibilité pour avancer.
A deux reprises, nous aurions pu voir des ours. Une équipe en skidoo a chassé une ourse avec ses deux petits à 20 km de notre camp et nous avons aussi croisé une trace isolée toute fraîche, mais d'ours, point.
Nous plantons le camp tout près de la pointe Ouest de l'île Helena. C'est la dernière terre avant la banquise de haute mer. Nous ne savons pas ce qui nous attend et cela se sent, nervosité, inquiétude, chacun essaie de ne pas trop extérioriser son angoisse mais nous avons du mal à chasser de nos esprits cette question : comment est la banquise au delà d'Helena ? Réponse demain.
Nous avons deux possibilités pour rejoindre le pôle. La ligne droite, la plus courte théoriquement, mais il faut faire plus de 140 km sans repères. Il est possible aussi de tirer à l'ouest vers l'île Lougheed, ce qui donne deux lignes droites de 70km. Tout le monde préfère la ligne directe. Nous jugerons par la suite que c'était le meilleur itinéraire. A la position du Pôle que nous avions estimé au départ (104°W, 77°50N) l'île King Christian était hors de vue, mais à celle estimée par la compagnie aérienne qui doit venir nous chercher (103°W, 77°50N), l'île est visible. De plus, ils nous ont confirmé qu'il y a des plaques de glace où un avion peut se poser près de leur position. En visant leur position, nous devrions voir l'île sur notre droite, ce qui nous permettra de se repositionner et de corriger si besoin est. Pour nous, atteindre la longitude 103° où 104° ne changera pas grand chose, par contre nous voulons dépasser la latitude 77°50'N. Calcul de l'azimut : 344°. Nous arrondissons à 345°, étant donné que nous nous orienterons uniquement au soleil, il n'est pas facile d'apprécier un degré mais par contre 5° sont mesurables.
Pour s'orienter au soleil, il faut estimer la direction du soleil en fonction de l'heure de façon simple: en heure solaire, le soleil est à 6h du matin à l'Est, à midi au Sud et à 6h le soir à l'Ouest. Sachant qu'il tourne (en mouvement relatif) à raison de 15° par heure, on retrouve sa position dans le ciel pour n'importe quelle heure par simple calcul mental. Cette méthode approximative est assez précise pour conserver une bonne direction. Elle n'est exacte qu'aux pôles mais à la latitude 77°, l'erreur n'est de que quelques degrés. De plus si l'on fait la moitié du chemin le matin et l'autre moitié l'après midi, une compensation intervient. Pour garder le cap, nous repérons un gros bloc de glace qui est dans la bonne direction, nous avançons jusqu'à ce bloc puis nous recalculons l'azimut à l'aide du soleil et la montre pour repérer le bloc suivant.

Jeudi 30 avril
Nous avons notre réponse. Sitôt passé le petit bout d'île non nommé qui est à 2 km d'Helena, nous nous retrouvons dans un amoncellement de blocs de glace quasi indescriptible. Recette : prenez une couche de glace de 2 où 3 mètres d'épaisseur, passez au concasseur, étalez vaguement, saupoudrez de plusieurs dizaines de centimètres de neige poudreuse, laissez le froid transformer cette neige en gros cristaux pulvérulents et soufflez un bon coup pour damer les 2 où 3 centimètres supérieurs.
Les skis défoncent la croûte dure et se retrouvent dans la sous couche qui ne tient rien. De nombreux blocs de glace dépassent de la neige et se chargent de pousser sur le côté la pulka qui passe n'importe où sauf à l'endroit où l'on veut. On ne compte plus le nombre de fois où elle verse. Heureusement, ,on n'a quand même pas besoin de déchausser les skis car ce serait pire encore : l'épaisseur de neige est très variable, il y a entre les blocs des fissures profondes où on enfonce jusqu'à la cuisse. Le premier champ de glace broyé fait bien un kilomètre, mais il n'y a pas le moindre morceau de glace à plat.
Nous nous faisons de grosses frayeurs pour les fixations de ski. Depuis le début, nous avons cassé des vis, arraché une fixation, cassé les sabots arrières au point qu'il ne nous reste plus de pièces de rechange. Nous essayons de les ménager mais dans ce chaos, ce n'est pas facile de limiter les efforts, il faut constamment donner des coups de reins, s'arc-bouter sur les bâtons ou poser les skis de travers.
Heureusement, cette zone défoncée fait place à une belle étendue de glace fraîche de plusieurs kilomètres où nous pouvons tenir une cadence très régulière. Une deuxième zone défoncée se présente : elle est un peu moins travaillée que la première mais se termine par une crête de compression de plusieurs mètres de haut où les pulkas ne sont pas très à l'aise. La tension est un peu élevée : peu de photos, peu de paroles, le moral est sérieusement atteint. Est-ce que ça va être comme cela pendant 150 km ? Nous estimons quand même avoir parcouru au moins 3 km à chaque tronçon.
En fin de journée, nous retombons, après un deuxième grand passage bien plat, sur une troisième zone défoncée. Avant de l'aborder, nous plantons le camp; pour la première journée sur la banquise de haute mer, nous pensons avoir au moins fait 12 km plus les 3 km du matin pour y aborder. Volontairement, nous retenons une hypothèse pessimiste de façon à être presque sûr de ne pas avoir de mauvaise nouvelle par la suite.
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